Départ le sac sur le dos, les bâtons aux poignets, en état de marche ! Temps estival, zénith d’un bleu absolu et température clémente. Le sentier longe d’abord le Canal des Étangs et mène au centre de Lège, puis à la piste cyclable et poursuit en direction de Andernos. Sur les pistes girondines, fort prisées en été, circule une multitude de sportifs : joggeurs, randonneurs, patineurs, adeptes de « la petite reine » bien sûr, vététistes, cyclotouristes aux énormes sacoches, véhistes couchés sur leur vélo, estivants rouleurs tractant des remorques chargées qui de bagages, qui de jeunes enfants, qui d’un chien… Prudence ! Alors que je redresse la tête, un chevreuil surgit de nulle part, s’immobilise brusquement, hume l’air et repart d’un bond puissant. L’action, fugace, se déroule à une rapidité telle que photographier l’animal s’avère impossible. Au débouché du passage sous la voie rapide, un peloton de six ou sept cyclistes me croise en trombe !
Dans Arès, le parcours m’oriente vers l’église Saint-Vincent de Paul, puis emprunte l’avenue de la Plage. Aujourd’hui est jour de marché. Belle occasion pour y flâner ainsi que dans les rues avoisinantes. Je me mêle à la foule bigarrée et bruyante qui avance, piétine, recule, palabre, tâte, soupèse, sent, goûte, achète parfois, repart, revient. Les éventaires des primeurs regorgent de fruits mûrs et odorants, de légumes variés et colorés. Les bancs de poissonniers montrent des produits de la mer aux senteurs iodées, huîtres, moules, coquillages, crustacés, poissons divers aux ouïes rouges et yeux clairs. Les bouchers vantent les viandes bovines d’espèces régionales exposées sur leurs étals, bazadaise, blonde d’Aquitaine, mirandaise. Les fromagers, les camelots, les vendeurs de vêtements, les confiseurs, les couteliers, les fleuristes, les vignerons, les boulangers… tous ces marchands ambulants vocifèrent, s’affairent autour de leurs étalages afin d’attirer le chaland. Immergé dans ce monde de couleurs, de rires, de paroles, de senteurs, d’échanges, de vie, j’éprouve un agréable bien-être.
L’itinéraire passe devant la tour de Arès, un ancien moulin à farine, puis il me dirige vers la vieille jetée qui se couvre et se découvre au rythme des marées. D’ici, face à l’eau, la vue est à cent quatre-vingts degrés ! Sur la gauche, le fond du Bassin et tous les petits ports qui s’égrènent un à un le long de la côte. Devant moi, la ville d’Arcachon et ses immeubles blancs fondus avec la ligne d’horizon et, dans le lointain, là-bas vers l’Atlantique, une tache claire… la Dune du Pilat ! Sur la droite, la réserve naturelle des prés-salés de Arès, dominée par des dunes boisées aux pieds desquelles serpente le sentier du littoral, jusqu’à Claouey. C’est vers lui que me mènent les panneaux vissés sur des piquets de bois. Ceux-ci arborent l’emblème européen de la route compostellane, une balise avec une coquille stylisée de couleur jaune sur un fond bleu. Elle indique le tracé d’une voie secondaire du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle qui débute à Soulac-sur-Mer et aboutit à Irún. Je m’engage sur le chemin de terre qui conduit au port ostréicole de Arès. Le Bassin, ce havre de paix m’enchante par la beauté de ses paysages salés. L’eau, le ciel, le sable s’y entremêlent au gré des vents et marées, pour former une lagune merveilleusement mouvante peuplée d’une faune sans frontières dans une nature préservée. Dissimulé derrière d’épais buissons, j’observe les oiseaux aquatiques : hérons, cygnes, aigrettes, canards, mouettes, cormorans, courlis ! La plupart grattouillent ou pêchent dans les esteys, à proximité du rivage. Dès qu’ils perçoivent ma présence, ils s’enfuient à tire d’ailes.
À l’entrée du port, tel un phare aux rondeurs élancées, la « Femme océane »[1] veille sur les hommes de la mer. Leurs cabanes aux battants bleus, jaunes ou verts les attendent, alignées de part et d’autre du bassin portuaire. Bordé de haies de tamaris, le sentier du littoral poursuit jusqu’à la passerelle de bois qui enjambe le Canal des Étangs. Dans ce secteur, le sentier s’étire entre des marais littoraux et l’eau saumâtre d’anciens réservoirs à poissons qui pénètrent les prairies humides avoisinantes. J’affectionne cette partie de l’itinéraire où mes sens en éveil, écoutent les moindres frémissements, chants d’oiseaux ou bruits suspects, hument les odeurs marines, observent tout ce qui se peut voir. Près d’une écluse, perché à l’affût sur une branche au-dessus de l’eau, un martin-pêcheur bleu, rehaussé d’orange et de reflets métallisés s’élance vif comme un trait d’acier. À un détour du sentier, un groupe de marcheurs écoute attentivement les explications d’un guide accompagnateur. En froissant les feuilles de l’une puis l’autre entre leurs doigts, il décrit les différences pour distinguer deux variétés végétales semblables. Pédagogie in situ !
Plus loin, je croise un marcheur solitaire, la cinquantaine ingambe, l’air jovial et la chevelure grisonnante. Une coquille Saint-Jacques – signe ostentatoire de sa destination ! – se balance sur son volumineux sac à dos. Clairvoyant, j’identifie un pèlerin que j’interpelle :
–– Vous allez à Compostelle ?
–– Oui, je suis sur le chemin de Saint-Jacques, répond-il en faisant halte.
–– D’où venez-vous ?
–– J’arrive de Royan.
Une discussion à bâtons rompus s’engage aussitôt. Je questionne sur ses étapes, ses hébergements, son périple. Il pérégrine en autonomie complète. Adepte du poids minimum, il me montre, avec grande fierté, quelques-unes des astuces et idées lumineuses utilisées pour éliminer le gramme qui fera la différence ! Les minutes s’égrènent trop vite. Nous nous séparons :
–– Au revoir, je dois continuer ma route !
–– Buen Camino !
Parvenu à la passerelle de bois en forme d’arche, j’abandonne le sentier du littoral. Droit devant, la piste s’enfonce dans la forêt dunaire où croissent pins maritimes, chênes verts et arbousiers. Ma démarche pataude enfouit chaque pas dans le sable fluide qui crisse sous les semelles. Les buissons épineux m’accrochent, me retiennent, ralentissent ma progression. Empli d’agrestes émotions, je savoure les bienfaits de cette nature généreuse et file en suivant les balises aux coquilles jaunes. Nostalgie, quand tu nous tiens ! La circulation dense incite à la prudence avant de traverser la voie rapide. De l’autre côté, la piste longe une étendue d’eau, où nagent quelques canards, avant de parvenir à un étroit pont piétonnier qui enjambe le Canal des Étangs. Depuis le XIXe siècle, au cours duquel il fut creusé, il relie des étangs et des lacs du littoral girondin avant de mêler ses eaux douces à celles du Bassin d’Arcachon. Dans le sous-sol sablonneux, il a creusé un large lit dont les berges reculent parfois, sapées par les crues hivernales. Elles n’en demeurent pas moins des lieux de promenade appréciés des autochtones et des amateurs de forêt landaise. En surplomb, la sente suit le cours d’eau dans lequel se mire le soleil dont les reflets s’éparpillent en mille étoiles scintillantes dans les vaguelettes et remous du courant. Au Pont de Bredouille, je quitte cet écosystème préservé et retrouve la civilisation.
José CASATEJADA
[1] Statue en bois aux formes arrondies qui symbolise l’eau, créée par le sculpteur arésien Dominique Pios.